Quand nous fûmes dans le tunnel du métro les vitres qui ne donnaient sur rien se firent miroirs, et je me vis te voir, sur ce miroir noir où se détachaient ton parfait visage auréolé d’un blanc duvet de cygne, et tes yeux que je voyais violets, et ta bouche rouge source de bonheur, et la splendide arrogance de ton nez qui est le cadeau de la Méditerranée à la beauté universelle des femmes.
Quand nous fûmes chez elle elle me fit du thé, du thé vert qui sentait la menthe, très fort, très sucré, dense comme de l’essence, et cela brûla aussitôt dans mes veines. Je voulais être plus proche d’elle encore, je voulais la déshabiller et la peindre, et jouir avec elle et le montrer et narrer cela. Ensemble. Allongés chez elle sur des coussins qu’elle dispose sur un canapé bas, nous bûmes ce thé qui m’enflammait, nous parlâmes un long moment mais nos cœurs battaient trop fort pour que nous entendions bien ce que nous disions. Elle me raconta que dans les familles qui s’installent ici en venant d’ailleurs, les traces d’ailleurs disparaissent progressivement, par étapes. Le désir de rentrer se dissout, puis les gestes et les postures qui prenaient sens ailleurs, puis la langue ; pas tant les mots – les mots restent encore un peu comme autant de cailloux par terre, de débris au sol d’un grand bâtiment cassé dont on a perdu le plan –, pas tant les mots que la compréhension intime de la langue. À la fin, chez les enfants et petits-enfants de ceux-là qui s’installèrent ici, ne restent que des bouffées d’odeurs disparues, le goût de certaines musiques car on les entendait avant de savoir parler, certains prénoms qui peuvent être autant d’ici que de là-bas selon la façon dont on les prononce, et des préférences culinaires, certaines boissons à certains moments du jour, ou un grand plat de fête que l’on prépare rarement mais dont on parle beaucoup. Je buvais en l’écoutant ce thé qu’elle me faisait, qui sentait la menthe, qu’elle sucrait beaucoup, ce thé que je buvais brûlant comme une essence enflammée, un pétrole épais sur ma langue, et à sa surface dansaient des flammes, et des langues de feu coulaient jusqu’à mon cœur, consumaient mon âme, flambaient en mon esprit, brillaient sur ma peau, et elle, s’animant, brillait aussi. Nous brillions tous les deux car un peu de sueur nous enveloppait, une sueur odorante qui nous attirait, qui favoriserait nos mouvements, nous pourrions glisser, l’un contre l’autre, sans aucun heurt, sans aucune fatigue, indéfiniment.
Je posais ma main sur sa cuisse et la laissais ainsi, pour sentir sa chaleur, pour sentir la chaleur liquide circuler sous sa peau. Cela provoquait, sous la peau de l’extrémité de mes doigts, le fourmillement du désir d’elle et du désir de l’encre. Je ne sais pas s’il s’agit de sa peau, je ne sais pas s’il s’agit de mes doigts ; je ne sais pas davantage s’il s’agit d’un fourmillement, même s’il s’agit bien de l’encre. Mais un trouble physique m’agitait. Et quand au-dedans de moi j’hallucinais de la prendre dans mes bras, ou quand j’hallucinais de prendre entre mes doigts le pinceau chargé d’encre, mon trouble se calmait. La voir m’agitait ; penser à la prendre dans mes bras, ou la peindre, me calmait. Comme si devant elle j’étouffais de trop d’intensité, j’étouffais de trop de vie, comme si devant elle ma flamme étouffait de manquer d’air ; et quand dans ma pensée mes bras la serraient contre moi, quand dans ma pensée je commençais de la peindre, j’avais de l’air ; je respirais enfin ; je brûlais davantage. On peut trouver étrange que l’encre se mêle aux désirs ; mais la peinture n’est-ce pas cela, seulement cela ? Le désir, la matière et la vision mêlés, dans le corps de celui qui l’a faite, et dans le corps de celui qui la voit ?
Peindre avec l’encre procure un sentiment particulier. L’encre diluée est trop fluide, le moindre geste l’influence, un souffle la trouble ; comme la respiration de celui qui boit froisse la surface de son bol. J’ai appris. J’utilise les colères que je ne parvenais pas à dire et qui faisaient de ma vie une suite d’accidents. Je peins avec maladresse mais avec force. Ce que je peins ne ressemble pas. Avec mes pauvres moyens, avec un liquide noir étalé au pinceau, ma peinture aurait bien du mal à imiter ce que je vois. Mais la peinture d’encre ne représente pas, elle est. Dans chacun de ses traits on aperçoit l’ombre de la chose peinte et aussi la trace du pinceau furieux qui l’a peinte. Dans la parole aussi la chose dite se confond avec la vibration de l’air que l’on produit. Ce qu’on entend n’a rien à voir, mais vraiment rien à voir, avec ce que l’on veut dire, mais aussitôt la chose dite apparaît. On n’explique pas un tel miracle, on passe les premières années de sa vie à le maîtriser, et le miracle revient toujours. Comme la parole, la peinture d’encre est verbe incarné, elle apparaît dans le temps de dire, selon ce rythme tremblant qu’ont les images mentales d’apparaître. La peinture d’encre apparaît dans le faisceau de la conscience, et elle montre, accordée aux battements permanents de nos cœurs.
Les Chinois qui justifient tout ont sûrement un mythe d’invention de la peinture ; sûrement, mais je ne vais pas me mettre à chercher. Il serait question d’un maître calligraphe, qui irait un matin dans la montagne ; il serait suivi de son serviteur qui porte tout, pose des questions idiotes, et recueille les réponses. Il s’installerait en un lieu agréable où l’on peut atteindre à de nobles pensées. Derrière lui s’élèverait la montagne, à son pied s’écoulerait un torrent brutal. Des pins s’accrocheraient au roc, un cerisier noterait le printemps, de vives orchidées tomberaient des branches, des bambous s’agiteraient dans un frottement de feuilles. Le serviteur aurait installé un paravent de soie autour de son maître, ils seraient au matin, le jour encore indécis, et dans l’air froid chacune des paroles du maître s’accompagnerait de volutes de buée. Au fil du pinceau il improviserait des poèmes à propos du vent, à propos des mouvements de l’air, des ondulations de l’herbe, des figures variables de l’eau. Il les dirait à haute voix au moment de les noter à l’encre, et la buée modulée par ses paroles irait se perdre derrière lui, absorbé par la soie du paravent qui le protège. Au soir il poserait son pinceau et se lèverait. Son serviteur rangerait tout, la théière, le coussin de méditation, le papier à écrire couvert de poèmes, la pierre à encre où il aurait broyé les nombreux bâtons noirs à la résine de pin. Dans son empressement d’homme simple, il trébucherait, renverserait la pierre à encre encore pleine et aspergerait les panneaux du paravent. Le tissu précieux boirait l’encre, avidement ; mais là où la buée des paroles aurait imprégné la soie, l’encre ne prendrait pas. Le serviteur confus ne saurait que faire, contemplant sans oser rien dire le paravent ruiné, attendant la réprimande. Mais le maître verrait. Les traînées d’encre brossées sur les panneaux de soie ménageraient des blancs subtils là où il aurait parlé, entre de grands éclaboussements noirs là où il s’était tu. Il en ressentirait une émotion si forte qu’il en tituberait. Une journée entière de pensées élevées seraient là, intactes, recueillies dans leur exactitude, préservées bien mieux que la calligraphie ne peut le faire. Alors il déchirerait tous les poèmes qu’il aurait écrits et jetterait les débris de papier dans le cours du torrent. Pourquoi écrire ? puisque la moindre pensée était là, montrée à tous dans son exactitude, sans qu’il soit besoin de lire. Il rentrerait avec le soir, apaisé, son serviteur à peine rassuré trottinant derrière lui en portant tout ce qui devait être porté.
La peinture d’encre tend à être la trace avant-dernière du souffle, l’ébranlement léger de l’air au moment du murmure, juste avant qu’il ne s’éteigne. Je veux ceci : garder mouvement de la parole avant qu’elle ne s’arrête, conserver trace du souffle au moment où il s’évanouit. L’encre me convient.
Je te sentais vibrante tout contre moi, mon cœur ; plus que tout je désirais te peindre ; plus que tout je désirais t’approcher, et entendre en toi, et résonner en moi, le battement constant de la présence.
Tu me laissas au matin, mon cœur, et tu me murmuras en m’embrassant que tu reviendrais bientôt, très bientôt, alors je restai chez toi à t’attendre. Tout seul chez toi, sans même m’habiller, j’allais d’une pièce à l’autre, ce n’était pas grand, une pièce où nous avions dormi et une pièce dont la fenêtre ouverte donnait sur la Saône ; j’allais de l’une à l’autre, je m’imprégnais de toi sans que tu sois là, je t’attendais avec la patience infinie de celui qui sait que tu viendras. Je passais du temps à la fenêtre, je regardais le pont qui traversait la rivière en trois arches, et quand l’eau si lisse de la Saône parvenait aux piles de pierre, sa surface s’en plissait paresseusement, comme plissent les draps d’un lit quand dessous quelqu’un dort. Je regardais les mouettes flotter sur la rivière, elles essayaient de dormir sur l’eau, et pour cela devaient se livrer à un lent manège pour ne pas disparaître au loin, ce qui montre bien l’impossibilité du repos quand le temps continue de couler. Elles se posent sur l’eau, replient leurs ailes, et le courant les emporte. Quand elles ont descendu plusieurs centaines de mètres au fil si lent de la Saône, en tournoyant comme des canards en plastique, elles s’ébrouent, elles s’envolent, elles remontent le courant sur les centaines de mètres qu’elles ont descendus, et elles se posent à nouveau, et s’écoulent à nouveau avec l’eau. Peut-être peuvent-elles dormir entre deux envols pour rattraper le temps. Elles ne flottent jamais deux fois sur la même eau, mais dorment toujours au même endroit. Je m’accoudais à la fenêtre, prenais le soleil du matin, regardais passer les mouettes et les gens dans la rue. Tu n’imagines pas ce qu’avec toi je possède. Le temps rétabli ; le flot qui à nouveau s’écoule.
Je vis une femme voilée de noir entrer dans l’immeuble ; je ne distinguai rien d’elle, sinon une ombre qui avance. Quelques minutes après elle sortit, elle disparut au coin de la rue. Elle revint avec un cabas chargé, que je ne l’avais pas vue emporter vide. Elle ressortit aussitôt ; mais sans le cabas. Elle portait un sac. Machinalement je regardai ses chaussures. Elle disparut au même coin de rue, d’où elle réapparut presque aussitôt, mais sans le sac ; elle entra dans l’immeuble. Je me penchai davantage pour la voir entrer.
« Quel trafic, hein ? »
Sur la façade à ma droite, un homme d’âge mûr en tricot de corps prenait le soleil du matin, accoudé aux balustres de fer forgé de sa fenêtre ouverte. Il regardait comme moi les mouettes sur la Saône et les gens dans la rue.
« En effet. Elle n’arrête pas.
— Elles n’arrêtent pas. Au pluriel, jeune homme, au pluriel. Elles sont plusieurs. Cette femme emballée qui s’agite depuis un moment, eh bien ce sont plusieurs femmes. Elles habitent dans le grand appartement du premier.
— Ensemble ? »
Il me regarda d’un air apitoyé. Il se pencha par-dessus sa balustrade de fer écaillé, pour me parler à mi-voix.
« Le type du premier, avec la barbe, il vit avec toutes. Il est polygame.
— Officiellement ? On ne peut pas se marier plusieurs fois, à moins d’une erreur…
— Mais c’est tout comme. Il vit avec toutes, on ne sait même pas combien. Il est polygame.
— Ce sont peut-être ses sœurs, sa mère, ses cousines…
— Vous êtes d’une naïveté qui confine à la bêtise ! Ou à la fascination. Ce sont ses femmes, vous dis-je, épousées à leur manière, comme ils veulent, ils ne suivent pas les règles. Chacune prétend être seule, elles touchent des aides pour ça, des aides indues. Nous avons fait des pétitions, des lettres à qui de droit, pour qu’ils soient expulsés.
— Expulsés ?
— De l’immeuble ; et de la France, tant qu’à faire. C’est insupportable ces coutumes. »
Le polygame apparut dans la rue, barbu en effet, souriant, coiffé d’une calotte de dentelle, vêtu d’une gandoura blanche ; à un pas derrière marchait une ombre flottante.
« Le voilà », s’étrangla le voisin.
Avant d’entrer il regarda en l’air et nous vit. Il nous sourit d’un air étrange ; narquois. Il ouvrit la porte à l’ombre aux bords flous qui l’accompagnait, lui céda le passage, nous regarda à nouveau avec le même sourire moqueur, et entra. Le voisin à côté de moi sur la façade, accoudé comme moi à sa fenêtre, s’étrangla, bredouilla des « foutre tous dehors », avec des bruits liquides parce qu’il bavait un peu, de rage.
« Vous avez vu comme il se moque ? Quand les GAFFES seront au pouvoir, ils iront rigoler ailleurs. Les petits sourires en coin, fini. Ce sera dehors pour tout le monde.
— Vous voyez les GAFFES au pouvoir ?
— Oui. Le plus tôt possible. Dans les GAFFES il y a des types qui voient les choses et qui osent les dire.
— Comme Mariani ? Vous trouvez qu’il voit clair, Mariani ?
— Vous connaissez Mariani ?
— Oui, un peu. Et pour ce qui est de voir et de dire, j’ai bien peur que ce soit n’importe quoi.
— Je m’en moque. Je sais juste qu’il tape du poing sur la table. On a besoin de ça : de types qui tapent du poing sur la table. Pour montrer qu’on ne rigole pas.
— Ça, pour pas rigoler, il ne rigole pas. C’est même dommage.
— Faut leur montrer. Connaissent que ça. On ne va tout de même pas supporter ça.
— Ça ?
— Ça. »
Ressortit le voisin du bas avec deux ombres flottantes de même taille, impossibles à distinguer, il marchait très droit, tout en blanc, et elles derrière. Au bout de quelques pas, il leva la tête, nous regarda à nouveau, moi et le voisin à la fenêtre, avec cet œil moqueur ; son sourire s’élargit, il s’arrêta et posément nous tira la langue, puis il disparut au coin de la rue encadré de ses deux ombres.
« Vous voyez ! Ce que je disais. Il est polygame, je vous dis, sous notre toit ; et il nous nargue.
— Ça fait envie, non ? »
Il me regarda avec les yeux vrillés, s’étrangla, et brutalement ferma sa fenêtre. Je restai seul à regarder la Saône, tout nu au soleil du matin ; je t’attendais chez toi, mon cœur.
Salagnon me l’avait dit : avec « eux », cela tourne toujours à la rivalité, à qui se la coupe, à qui se l’électrocute, à qui baisera qui. Nous nous désirons trop pour nous séparer, nous nous ressemblons trop pour nous éloigner. Si les GAFFES étaient au pouvoir, qui mettrions-nous dehors ? Ceux qui ont l’air ? Et qui serait « nous », qui mettrait dehors ? Ceux qui se sentent unis par le sang ? Mais quel sang ? Le sang versé ? Mais le sang de qui ?
Là-bas, me disait Salagnon, nous avions tenté de maintenir une limite ignoble. Nous nous sommes obstinés, nous y avons mêlé tout le monde, pour que cela nous concerne tous. Là-bas, on nous a lâché la bride, nous avions carte blanche, et nous avons compromis tout le monde ; nous avons veillé à ce que chacun arrache un morceau de la victime. Nous. Voilà que depuis un moment je parle comme Salagnon. Voilà que je me glisse dans la forme grammaticale du récit de Salagnon. Mais comment faire autrement ? Nous avons impliqué tout le monde. Nous. Je ne peux pas dire qui était « nous » au départ, mais c’est devenu tout le monde. Tout le monde a du sang jusqu’aux coudes, tout le monde a la tête dans la baignoire de sang jusqu’à plus soif, jusqu’à ne plus respirer, jusqu’à vomir. Nous nous plongions mutuellement la tête dans la baignoire de sang. Et puis au coup de sifflet, nous avons fait comme des collégiens pris en faute, nous avons fait les cent pas en sifflotant, mains dans le dos, regardant ailleurs ; nous avons fait comme si de rien n’était ; comme si c’étaient eux qui avaient commencé. Chacun a fait semblant de rentrer chez soi parce qu’on ne savait plus trop qui on était, on ne savait plus trop maintenant ce qu’était « chez soi ». La France étroite nous contenait, serrés les uns contre les autres, nous ne disions rien, essayant de ne pas regarder qui était là ; et qui n’était plus là. La France sortait de l’Histoire, nous décidâmes de ne plus nous occuper de rien.
Quand les GAFFES apparurent et commencèrent d’accaparer l’attention, nous les doux idiots de la classe moyenne nous les prîmes pour un groupuscule fasciste. Nous pouvions rejouer les scènes fondatrices, nous pouvions « entrer en résistance » comme à longueur de pages le racontait le Romancier. Nous manifestâmes. Nous les prîmes pour l’ennemi, alors qu’ils donnaient un spectacle de pétomane pour détourner l’attention. Ils jouaient de la race, mais la race n’est qu’un pet, du vent, de sales manières liées à une mauvaise digestion, un bavardage incohérent qui dissimule ce que nous ne voulons pas voir, tant cela est affreux car cela nous concerne tous, doux idiots de la classe moyenne. Nous voulûmes prendre les GAFFES pour un groupuscule raciste, alors qu’ils sont bien pires : un parti illégaliste, un parti de l’entre-soi et de l’usage de la force, dont la colonie fut l’utopie réalisée. La vie réelle de la colonie, faite de fausse bonhommie et de vraies gifles, d’arrangements entre hommes et d’illégalisme appliqué à tous, est le vrai programme des GAFFES, parti fantôme revenu dans les bateaux de 62.
Mais qui sommes-nous donc ? cela ne se demande pas. L’identité se croit, se fait, voire se regrette, mais elle ne se dit pas. Dès que l’on ouvre la bouche pour la dire, on aligne les âneries ; il n’est pas un mot à son propos qui ne déraisonne ; si l’on insiste, on emprunte les formes du délire. La séparation des races, parfaitement irrationnelle, parfaitement illégale, n’a aucun critère pour la dire, mais tout le monde la pratique. C’est tragique : on la sent et on ne peut la dire. Le pet ne signifie rien. Il n’est que le roman pour dire l’identité, et il ment. On y pense, et on pense en vain, car l’identité d’elle-même tend à l’idiotie ; elle est idiote, toujours, car elle veut être, elle-même, par elle-même ; elle veut être d’elle-même, l’idiote. Cela ne mène à rien.
Si on écoute la rumeur, on pourrait croire que l’identité d’ici serait berrichonne ; une identité de terre grasse et de forêts humides, identité d’automnes et de pluies, de bourgeons pâlis et de chapeaux de feutre, de tas de fumier derrière la ferme et de clochers d’ardoise qui menacent de percer le ciel. On pourrait croire que dans l’identité d’ici la Méditerranée n’entre pour aucune part. N’est-ce pas incroyablement faux et bête de se réduire au royaume de Bourges ? Puisqu’elle est là, la Méditerranée ! La Méditerranée sous toutes ses formes, la Méditerranée vue de loin, la Méditerranée juste à nos pieds, la Méditerranée vue du nord, la Méditerranée vue du sud, et aussi la Méditerranée vue de côté, vue de partout et dite en français. Notre Mer. La rumeur nous réduit au royaume de Bourges, mais j’entends des voix qui parlent en français, avec des phrasés divers, des accents étranges, mais en français, je comprends tout spontanément. L’identité est parfaitement imaginaire. L’identité n’est qu’un choix d’identification, effectué par chacun. La croire incarnée, dans la chair ou dans le sol, c’est entrer dans ces folies qui font croire à l’existence, en dehors de soi, de ce qui agite l’âme.
Nous ressentons les troubles. Nous ne savons pas qui exactement, mais quelqu’un les provoque. Nous sommes très serrés dans la France étroite, sans savoir exactement qui, sans oser regarder, sans rien dire. Nous nous sommes mis hors de l’Histoire, en suivant les sages préceptes du Romancier. Il ne devrait rien se passer ; et pourtant. Nous cherchons qui, parmi nous, enfermés dans la France étroite, provoque ainsi des troubles. C’est un mystère de chambre close, le coupable doit être là. Nous tournons autour de la race sans oser le dire. Nous en venons à tenir les différences de religion pour des différences de nature. La race est un pet, l’air de la France étroite devient irrespirable ; les troubles continuent. L’origine des violences est tellement plus simple, tellement plus française, mais on répugne à voir nue cette vérité-là. On préfère assister aux spectacles des pétomanes, et dans la salle s’écharper entre adversaires et partisans des pets. Il est ici un goût profond pour la querelle littéraire qui tourne en échauffourée.
L’origine des troubles, ici comme là-bas, n’est que le manque de considération, et aussi que l’inégale répartition des richesses ne fasse pas scandale. Cette raison est parfaitement française, et cette guerre là-bas fut française de bout en bout. Eux nous ressemblaient trop pour continuer de vivre dans la place que nous leur laissions. L’émeute qui vient se fera de même au nom des valeurs de la république, valeurs un peu dissoutes, rongées qu’elles sont par la prise en compte de la lignée, par l’inégalité illégale, mais valeurs toujours souhaitées par ceux qui, plus que toute chose, veulent vivre ici. Ici comme là-bas se fait la guerre entre nous qui nous ressemblons tant, et nous cherchons furieusement tout ce qui pourrait nous séparer. Le classement des visages est une opération militaire, la dissimulation des corps est un acte de guerre, un refus explicite de toute paix qui ne soit pas l’élimination de l’autre. Le champ de bataille des guerres civiles est l’aspect du corps, et tout l’art de la guerre consiste en sa maltraitance.
Je vis Mariani à la une du Progrès, mais je fus peut-être le seul, car la photo n’avait pas l’intention de le montrer. Le Progrès est le journal de Lyon, il affirme à qui veut le lire, sur des affiches, en petit sur sa manchette, en gros sur des bus : « si c’est vrai c’est dans le progrès. » Mariani était dans le progrès, en première page, dans le coin d’une grande photo qui montrait la police de Voracieux-les-Bredins. Ils posaient, fiers et athlétiques dans leur uniforme militarisé, les hanches barrées d’une ceinture d’armes, le pantalon serré à la cheville par les bottes de saut lacées. Mains sur les hanches, ils montraient leur force. L’article citait largement les discours, qui étaient autant de dithyrambes à la force retrouvée. « Contre la délinquance et les incivilités, une nouvelle police. Rendre coup pour coup. Reprendre pied en ces lieux sous les immeubles où la police ne va plus, où le soir venu l’état de droit n’existe plus, revenir dans les allées, dans les garages, dans les montées d’escalier, les portes et les entrées, dans les squares et les bancs publics, qui sont le soir venu, et maintenant le jour, le territoire d’ombres agressives flottant dans de permanentes vapeurs de haschich. Trafic. Violence. Insécurité. Loi ancestrale des caïds à l’ombre des tours. Il faut frapper fort, brandir la puissance publique. Rassurer les vrais citoyens. »
La photo ne montrait pas Mariani : elle montrait en pleine page du Progrès la nouvelle police de Voracieux-les-Bredins, la police municipale forgée par la volonté, équipée pour le choc ; mais Mariani était là, en petit, dans les gens qui faisaient foule autour du groupe des hommes en bleu, autour des athlètes de l’ordre qui posaient pour montrer la force, je le reconnaissais. Il assistait à la présentation de la police d’intervention ; pour la première fois en France, municipale. On ne voyait pas son visage, on ne citait pas son nom, personne ne savait qui il était, mais je le savais bien, son rôle. J’avais reconnu dans la foule en civil ses lunettes crépusculaires, ses moustaches hors d’âge, sa veste horrible à carreaux, et il riait. La photographie avait enregistré son rire à peine visible dans la foule, mais je connaissais son rôle. Il le savait bien son rôle, il riait silencieusement dans la foule qui entourait la police.
J’achetai le journal, je l’emportai avec moi, je le montrai à Salagnon qui retrouva aussitôt Mariani dans la foule serrée autour des hommes forts, de ces hommes que la France semble produire en abondance et lance sans réfléchir dans la mêlée. Combien y a-t-il ici de services de police militarisés, privés, municipaux, étatiques, combien d’hommes en uniforme de mieux en mieux entraînés pour le choc ? Combien d’hommes forts, en France, dont la force est prête, et mal dirigée ?
Le gardien de la paix avec son bâton blanc, son embonpoint, sa pèlerine roulée autour du bras pour parer les coups, fait partie d’un passé que l’on ne comprend même plus : comment faisait-on pour maintenir l’ordre sans armes incapacitantes, sans armes offensives, avec des messieurs un peu enveloppés qui ne savaient pas courir et à peine se battre ? On n’y croit même pas. Les compagnies républicaines de sécurité, trop équipées, trop entraînées, trop efficaces, s’occupent de tout, de tâches diverses, d’émeutes et d’injures, ils sillonnent la France en minibus blindés, éteignant comme des départs de feu le début de troubles, intervenant partout, déclenchant autant de feux qu’ils en éteignent, on les appelle après, trop tard, ils viennent pour sauver comme venait la réserve générale, quand déjà on a un pied dans le chaos. Oh ! Mais comme ils savent faire ! Trois par trois derrière leurs boucliers de polycarbonate, l’un supporte le choc, l’autre le soutient, le troisième tient le tonfa et s’apprête à jaillir en contre-attaque, attraper le contrevenant, le traîner vers l’arrière. Ils savent se battre mieux que personne, ils savent manœuvrer, on les appelle ; ils viennent, ils voient, ils savent vaincre. Ils se déplacent dans toute la France comme les légions. Ils éteignent le feu, et le feu se rallume aux endroits qu’ils quittent. Ils sont l’élite, la police de choc, ils sont trop peu nombreux. S’ils se concentrent, ils perdent du terrain ; s’ils se dispersent, ils perdent de leur force. Alors il leur faut s’entraîner davantage, être plus rapides, frapper encore plus fort.
« Ils sont aussi beaux que nous l’étions, soupira Salagnon, ils ont autant de force que nous en avions, et cela non plus ne servira tout autant à rien. Ils sont aussi peu nombreux que nous l’étions, et ceux qu’ils chassent leur échapperont toujours, dans la jungle des escaliers et des caves, car il en est une réserve infinie, ils en produisent autant qu’ils en attrapent, les attraper en produit. Ils vivront l’échec, comme nous l’avons vécu, le même échec désespérant et amer, car nous avions la force. »
Il y eut des violences. Au départ pas grand-chose, un braquage, un casino, braquage d’un établissement qui s’attend à l’être, braqué, et qui prend des mesures contre cette intempérie, pas une boulangerie. Un type s’était fait bandit. Il voulait prendre l’argent là où on l’entassait, il ne tenait pas à travailler pour l’obtenir goutte à goutte. Cela s’explique sans peine en logique libérale, sans se fâcher, sans morale : il ne s’agit que de l’appréciation par un acteur économique rationnel du bilan des pertes et des gains. Cela tourna mal. Après une poursuite et des coups de feu, le bandit fut mort. On aurait pu en rester là, mais on signala son lignage ; d’un commun accord, de toutes parts, on parla de son lignage. Il suffisait de dire son prénom et son nom, cela désignait sa parentèle. De ce bandit mort, étendu sur la dalle d’une cité avec une balle dans le corps, on fit l’un d’eux ; d’un problème qui ressort surtout de la microéconomie, on fit un soubresaut de l’Histoire. Pour cela, tous étaient d’accord. Voilà ce que l’on pensa : eux, ils viennent ; ils viennent les armes à la main reprendre les richesses accumulées dans la ville-centre.
C’est qu’elle n’est pas si claire la répartition des richesses dans le monde où nous vivons : rien ne se relie aux efforts que l’on y fait. Ce que l’on a gagné, on peut alors demander si on ne l’a pas volé ; et ce que l’on n’a pas, on peut s’imaginer avoir à le reprendre. Et quand on reconnaît les pauvres à leur visage, à la prononciation de leur nom, alors on craint qu’une parentèle veuille reprendre ce qu’une autre lui aurait pris. On peut croire qu’une certaine forme de visage, qui paraît valoir pour une parenté, veuille demander réparation. Cela tend à se régler par les armes, mais cela pourrait se régler par le sexe. Le sexe, en trois générations, flouterait les visages et emmêlerait les parentés, ne laisserait que la langue intacte, mais on préfère les armes. On recouvre les femmes de bâches noires, on les range à l’intérieur, on les cache, et on exhibe des armes. Les armes donnent la jouissance immédiate de la force. Les effets du sexe se font trop attendre.
Il y eut des violences. Cela commença par pas grand-chose. Un braquage, dans un monde où un homme peut montrer ostensiblement que sa fortune vaut celle de mille autres, de cent mille autres ; dans un monde où l’argent s’affiche comme une moquerie, où les distances pour aller se servir ne sont pas si grandes, où les armes ne s’achètent pas bien cher. Le braquage est une solution simple, une activité rationnelle et réalisable, on en fait des films. Mais dans notre monde est un autre élément : on reconnaît les lignées aux visages. Tout problème social se double aussitôt d’un problème ethnique, qui se redouble d’un malaise historique. Les violences flambent, il suffit d’une étincelle. L’émeute couve ; l’émeute plaît, l’émeute viendra.
Cela commença par pas grand-chose : un braquage. Un homme s’était fait bandit, il voulait se servir, il fut tué. S’il ne s’était s’agi que d’argent, on n’en aurait plus parlé. Mais on signala son lignage. Le braquage suivi d’une poursuite déclencha l’état de siège. Il y eut des violences : plusieurs nuits d’agitation et d’insomnie, de lueurs d’incendie sur les hautes parois des tours, de poubelles qui flambent, de voitures qui brûlent et qui explosent quand la chaleur vient lécher leur réservoir ; il y eut plusieurs nuits de cailloux qui volent sur les pompiers venus éteindre les flammes, de boulons qui s’abattent sur les policiers venus protéger les pompiers, rétablir la situation, dissoudre le thrombus qui menace la ville d’étouffement ; les jets d’objets crépitaient dans la nuit éclairée de feux d’essence, sur les boucliers levés et les casques, en un martèlement dangereux de grêlons d’acier ; et il y eut des coups de feu, plusieurs dans la nuit tirés avec une maladresse insigne, des coups de feu qui ne tuèrent personne, blessèrent à peine, moins qu’un boulon lancé à la fronde qui aurait brisé un crâne, cassé une main, mais un coup de feu c’est autre chose. Ils n’étaient pas là pour ça, le jeunes gens venus en colonne blindée, ils n’étaient pas là pour être la cible ; ils étaient athlétiques et efficaces, entraînés, mais civils. Ils appréhendèrent, perquisitionnèrent, ils fouillèrent sans égards, jetèrent au sol et passèrent des menottes en plastique, relevèrent en prenant sous les aisselles et fourrèrent dans les fourgons aux vitres protégées de grillage. Ils faisaient ça parfaitement, ils sortaient de l’entraînement, ces jeunes gens ; la plupart des hommes qui interviennent dans ces villes de l’extérieur sont très jeunes, ils débutent, ils connaissent les outils, les procédures, les techniques, mais moins l’homme. Ils arrivent en colonne blindée dans le fracas des incendies et des jets de pierre, ils font des prisonniers, ils font des dégâts et repartent. Ils pacifient. Nous avons la force. Nos réflexes nationaux sont tendus comme des pièges à loups.
Dans les jours qui suivirent six jeunes gens furent arrêtés sur dénonciation, tous le lendemain furent relâchés, pas de preuve, dossier vide, dénonciation anonyme. L’émeute enfla ; l’émeute plaît. Des policiers militarisés sortaient de leur minibus blindé en scaphandre d’intervention, se protégeaient des boulons et des pierres, arrêtaient ceux qui ne couraient pas assez vite. L’émeute continuait. Il est inutile d’être si fort. L’usage de la force est absurde car la nature du monde est liquide ; plus on cogne, plus il durcit, plus on le frappe fort, plus il résiste, et si l’on frappe encore davantage, on s’y écrase. Notre force même produit la résistance. On peut, bien sûr, rêver de tout détruire. C’est l’aboutissement rêvé de la force.
Accumuler l’argent crée un bandit, abattre un bandit déclenche une émeute, réprimer l’émeute frappe si profondément le pays que l’on croit être deux, deux pays dans le même espace luttant à mort pour se séparer. Nous sommes si imbriqués que nous cherchons n’importe quoi qui nous sépare. On décréta le couvre-feu. On exhuma une ordonnance de là-bas, l’employer était un jet d’essence sur le feu des troubles. On accusa des bandits étrangers de pousser à l’émeute, mais ceux que l’on attrapait dans les poursuites de la nuit n’était ni étrangers ni bandits, juste déçus. À ceux-là on avait fait la promesse d’être semblables, la loi leur donnait l’assurance d’être semblables, et ils ne le sont pas. Car à les voir, on sait bien la dissemblance. On attrapait sur la foi de leur visage des jeunes gens banals, instruits, voulant à toute force participer à la France, et ils vivaient en ses bords pour des raisons mal formulées dont nous ne parvenons pas à nous défaire. Nous ne savons pas quel nom leur donner. Nous ne savons pas qui nous sommes. Ceci, il faudra bien que quelqu’un l’écrive.
Quand ils m’invitèrent à la pêche, j’eus un moment de surprise. Cela les fit rire.
« Cela t’étonne, la pêche ? Nous sommes quand même des papis. Alors nous avons aussi des activités de papis. Nous restons au milieu de la rivière, nous attendons sans bouger que le poisson vienne. Cela nous soulage du temps qui passe, cela nous console du temps passé ; et le temps à venir, on s’en moque : il vient si lentement quand on est dans la barque qu’il pourrait ne pas arriver. Viens avec nous. »
Mariani fit mettre son Zodiac sur le Rhône par deux de ses gars, sur une plage de galets où le 4 x 4 et la remorque pouvaient s’approcher de l’eau verte et de ses petites vagues. Nous montâmes sur la barque de caoutchouc, nous chargeâmes des paniers en plastique, des lignes, de quoi boire et manger pour un jour, et même un peu plus. Nous nous assîmes sur le boudin gonflé, tout l’équipement était d’un vert militaire, il se levait un soleil frais mais net, nous ôtâmes nos parkas imperméables. La lumière douce réchauffait tout ce qu’elle touchait. Mariani lança le moteur et nous laissâmes les deux gars sur le bord, avec le 4 x 4 et la remorque. Ils nous regardèrent nous éloigner mains dans les poches, donnant de petits coups de pied dans les galets ronds.
« Ils restent là ?
— Ils nous attendront. Ils savent qu’à la guerre surtout on attend, comme nous faisions dans les trous de la jungle, ou couchés derrière les cailloux brûlants. Ils s’entraînent. »
Nous descendîmes le Rhône bordé de forêts galeries. Les immeubles aux lignes nettes s’élevaient en blanc au-dessus des arbres. Sous le feuillage en surplomb au-dessus de l’eau s’avançaient des grèves de galets. Des messieurs venaient jusqu’au bord et restaient debout. Ils ôtaient leur manteau, ouvraient leur chemise, certain se mettaient torse nu. Les yeux mi-clos, ils se laissaient teindre en rose et or par le soleil doux. Ils formaient une étrange assemblée de plagistes, à demi dévêtus et silencieux. Mariani accéléra brusquement. Nous nous accrochâmes au boudin, le Zodiac fila, cambré, laissant derrière lui un sillage comme une tranchée dans l’eau. Il frôla la plage, vira sec, et une grosse vague aspergea les messieurs plantés là, qui se débandèrent. « Poules mouillées ! » hurla-t-il en se tournant vers eux ; et cela le fit rire.
« Arrête, Mariani, dit Salagnon.
— Je ne les supporte pas, grommela-t-il.
— C’est illégal, sourit Salagnon.
— M’en fous de la légalité. »
Il revint vers le milieu du fleuve et conduisit tout droit, dévalant le courant dans un hurlement de moteur, le Zodiac rebondissait sur l’eau devenue dure.
« De qui parlez-vous exactement ?
— Si tu ne sais pas, c’est que tu n’as pas besoin de savoir, comme pour beaucoup de choses. »
Ils rirent tous les deux. Nous traversâmes Lyon au ras de l’eau, Mariani gouvernait en tenant fermement le moteur, les jambes bien calées sur le fond, Salagnon et moi accrochés à des filins. Le bateau de caoutchouc grondait, poussé à fond, nous filions sans heurts, nous franchissions l’espace sans résistance, nous étions forts et libres, nous allions fondre sur nos proies les poissons aussi vivement que des martins-pêcheurs. Nous franchîmes le confluent, nous remontâmes les eaux plus calmes de la Saône sur plusieurs kilomètres. Nous nous arrêtâmes sur la rivière immobile entre deux lignes d’arbres. De grandes maisons de pierre dorée nous regardaient de leur air ancien, si calme ; de grandes propriétés bourgeoises s’alanguissaient au bout de leurs pelouses. Nous pêchâmes. Très longuement, en silence, chacun selon sa ligne. Nous appâtions, Salagnon plonqua. Je ne sais pas quel est le terme mais il battit l’eau d’un tuyau vide qui faisait à chaque coup un plonk très sonore qui résonnait dans l’eau. Cela attirait les poissons, tous ceux qui engourdis rampaient sur la vase. Ils se réveillaient, remontaient, et mordaient à l’hameçon sans y penser. Nous pêchions chacun, nous bavardions paresseusement, de peu de choses. Un soupir de satisfaction pouvait tout dire. Eux s’entendaient bien, ils avaient l’air de toujours se comprendre, ils riaient d’un seul mot prononcé d’une certaine façon. Ce qu’ils échangeaient était sibyllin, allusif, et je ne le comprenais pas parce que les racines de ma langue ne plongeaient pas dans une telle profondeur de temps. Alors je leur posais des questions, explicitement, sur ce qui avait été. Ils me répondirent, puis nous continuâmes de pêcher. Nous mangeâmes, nous bûmes. La lumière douce nous tenait chaud sans jamais nous cuire. Le volume de nos prises était ridicule. Mais nous vidâmes toutes les bouteilles que nous avions apportées.
« Et l’Allemand, qu’est-il devenu ?
— Il est mort là-bas, avec le reste. Le matériel, les gens, tout était de seconde main, et cela ne tenait pas ; cela disparaissait vite. Nous avons fait une guerre de brocanteurs avec les surplus d’autres aventures, avec des armes américaines, des soldats fugitifs d’autres armées, des uniformes anglais retaillés, avec des résistants désœuvrés et des officiers à particule rêvant de bravoure : tout était du matériel d’occasion dont ailleurs on n’avait plus l’usage. Lui est mort dans sa merde, là où son destin l’emmenait. Il était à Diên Biên Phu, il tenait une tranchée avec ses légionnaires teutoniques, il a résisté aux mortiers et aux assauts, il a été pris avec les autres quand le retranchement est tombé. Ils l’ont emmené dans la jungle, il est mort de dysenterie dans un de leurs camps. On mourait très vite dans ces camps improvisés, à peine gardés, on mourait de faiblesse, de dénutrition, d’abandon. On prenait les maladies tropicales, on mangeait du riz et des feuilles, avec parfois un poisson sec.
— Vous avez été prisonniers ?
— Mariani, oui. Pas moi. Il a été pris à Diên Biên Phu lui aussi, mais il a survécu. Le petit jeune des débuts avait durci, il était devenu un furieux, cela aide à ne pas sombrer. J’ai assisté à son retour, quand on nous rendait les prisonniers, pas beaucoup, des squelettes : il marchait derrière Bigeard et Langlais, maigre et les yeux fous, mais le béret bien vissé sur la tête, incliné comme à la parade ; et tous ensemble ils marchaient au pas alors qu’ils étaient près de tomber, lui pieds nus sur le sentier en terre, devant les officiers viêt-minhs qui ne laissaient rien paraître. Il voulait leur montrer.
— J’avais la forme quand j’ai été pris. L’Allemand aussi, mais il était nulle part depuis trop longtemps. Il en avait marre, je crois, il a laissé tomber. Les types qui restaient seuls à attendre, sans rien pour les tenir, mouraient vite. Moi j’étais nourri par la colère.
— Et vous, Salagnon ?
— Moi ? J’ai failli en être. J’étais volontaire pour les rejoindre. Nous avons été un certain nombre à demander de rejoindre la bataille, juste avant la fin. Avec une inconséquence splendide, on nous l’a accordé. J’étais prévu dans la dernière rotation, nous étions sur la piste, parachute sur le dos et casque sur la tête, la moitié d’entre nous n’avait jamais sauté. Nous grimpions dans la carlingue quand le moteur s’est arrêté. La panne. Nous avons dû redescendre. Le temps que l’on répare, Diên Biên Phu était tombé. Je l’ai longtemps regretté.
— Regretté ? De ne pas avoir été prisonnier, ou tué ?
— Tu sais, parmi toutes les conneries suicidaires que nous avons faites, c’est bien la plus énorme. Mais c’est la seule dont nous puissions ne pas avoir honte. Nous savions que le retranchement allait tomber, l’aviation n’y pouvait rien, la colonne de secours n’arriverait pas, mais par dizaines nous sous sommes portés volontaires pour aller là-bas, pour ne pas les laisser tomber. Cela n’avait aucun sens : Diên Biên Phu était perdu, sans recours, et des types se levaient, rejoignaient les bases aériennes, et demandaient à y aller. Des types qui n’avaient jamais sauté en parachute demandaient juste qu’on leur dise comment faire. Le commandement, enivré de ces vapeurs de bravoure, autorisait cette connerie finale, fournissait des parachutes et des avions, et venait nous voir partir au garde-à-vous. Il ne nous restait plus grand-chose après des années de guerre, que ça : dans ce pays-là nous avions perdu toutes les qualités humaines, il ne nous restait plus rien de l’intelligence et de la compassion, il ne nous restait que la furia francese, poussée à bout. Les officiers supérieurs, avec leur képi doré et toutes leurs décorations, venaient au bord de la piste, ils s’alignaient en silence et ils saluaient les avions qui décollaient, pleins de types qui avaient pris un aller simple pour les camps de la jungle. Nous voulions mourir ensemble, cela aurait tout effacé. Mais hélas nous avons survécu. Nous sommes revenus changés, l’âme froissée de plis affreux, impossibles à redresser. Les Viets nous ont juste mis dans la forêt, nous nourrissant peu, nous surveillant à peine, et nous nous regardions fondre et mourir. Nous avons appris que l’âme la plus ferme peut se détruire d’elle-même quand elle se morfond. »
Il se tut un moment parce que sa ligne frétillait. Il la remonta un peu vite et l’hameçon réapparut tout nu. Le poisson avait mangé l’appât, et était retourné se coucher sur le fond de vase, sans que nous l’ayons vu. Il soupira, réappâta, et continua tranquillement.
« Bien sûr que nous nous sommes jetés dans la gueule du loup, mais c’était pour lui faire sa fête. Il fallait que cela finisse ; nous cherchions le choc, nous le provoquâmes. Il eut lieu et nous perdîmes. Tout reposait sur un bluff, un coup unique qui déciderait de tout. Nous sommes allés dans la montagne loin d’Hanoï, pour servir d’appâts. Il fallait nous montrer assez faibles pour qu’ils viennent, et être assez forts pour qu’une fois venus nous les détruisions. Mais nous n’étions pas aussi forts que nous l’avions pensé, et eux bien plus forts que nous l’estimions. Ils avaient des bicyclettes qu’ils poussaient dans la jungle, je les ai vues mais personne n’a jamais voulu me croire ; mon histoire de vélo faisait beaucoup rire. Et pendant que nos avions avaient tant de mal à nous aider, aveuglés de brumes et gênés de nuages, leurs vélos passaient sur les sentiers des montagnes, leur apportant le riz et les munitions qui les rendaient inépuisables. Nous n’avions pas tant de force. Nous n’étions qu’une armée de brocanteurs, nous n’avions pas beaucoup de moyens, pas assez de machines, alors nous avons lancé là-bas ce que nous avions de meilleur : nous, les belles machines humaines, l’infanterie légère aéroportée ; nous sommes descendus du ciel dans des tranchées de boue, comme à Verdun, pour y être ensevelis jusqu’au dernier. Nous avons été pris, nous avons laissé tomber, nous sommes partis. Beaux joueurs, quand même. Mais je n’y étais pas. J’ai survécu. Il aurait mieux valu que nous perdions tout ; la suite n’aurait pas eu lieu, nous serions restés propres, nettoyés par notre mort. C’est ce que je regrette. C’est absurde. »
La lumière devenait plus dense, traversant les maisons de pierre dorée sculptées dans un miel translucide, le soir s’annonçait.
« Et votre père ?
— Mon père, je ne l’ai plus revu après 44. J’ai appris sa mort quand j’étais dans la Haute-Région, par une lettre de ma mère qui avait mis des mois à venir, toute gondolée, les bords usés par les frottements, l’encre délavée sur des lignes entières comme si elle avait pleuré en écrivant, mais je savais bien que c’était le climat des jungles où j’étais. Un truc brusque au cœur, je crois. Cela ne m’a pas fait grand-chose qu’il meure. Ma mère, je l’ai revue après l’Algérie, toute petite et amaigrie, et elle ne se souvenait de rien. Elle a vécu quelque mois dans un hospice où elle restait assise sans rien dire, sans expression, les yeux un peu exorbités et vagues ; son cerveau dégradé ne gardait rien, elle est morte sans le savoir. Je n’avais jamais cherché à les revoir. J’en avais peur.
— Peur ? Vous ?
— Jamais voulu me retourner, jamais voulu regarder en arrière. Pour aller où ? Retrouver ceux dont j’ai provoqué la mort ? J’allais. Mais le père, hélas, est programmatique ; celui dont on porte le sang a déjà tracé l’ornière où l’on s’écoulera. On la suit sans savoir ; on croit seulement l’emprunter et on n’en sort pas ; à moins d’entreprendre à grands frais des travaux de terrassement. Je lui ressemble, nos visages se superposent ; j’avais peur en le regardant d’apercevoir ma fin. Ce cirque dont il a vécu me dégoûtait : jouer avec les règles, jouer sur les mots, se justifier, tout cela je n’ai pas voulu l’apprendre. Il m’a fallu trois guerres pour m’éloigner de l’ornière, et je ne sais pas si je suis allé assez loin. Je crois que la peinture m’a sauvé. Sans elle, comme Mariani j’aurais commandé à un monde tout petit, fenêtres fermées, où règne le rêve de la force.
— Ton monde n’est pas bien grand non plus, grommela Mariani. Une feuille de papier ! Je n’en voudrais pas.
— Je voulais juste ne pas être là où l’on m’emmenait.
— C’est pour ça que vous avez mené une vie d’aventures ? Une vie dont vous pourriez être fier ?
— Je ne suis fier de rien, si ce n’est d’être en vie. J’ai fait ce que j’ai fait ; et rien ne peut faire que cela ne soit pas. Je ne sais pas vraiment ce que j’ai vécu. Il y a des choses que l’on ne peut pas dire soi-même.
— Salagnon n’est pas un aventurier, intervint Mariani. C’est juste un type qui a mal aux fesses.
— Quoi ?
— Quand il est trop assis, il veut se dégourdir les jambes. En d’autres temps, du sport et quelques voyages lui auraient suffi. Il aurait pu être alpiniste ou ethnologue, mais il a été adulte pendant ce court moment où sans penser à mal on pouvait manipuler des armes. Avant, c’était minable, et après, ce fut honteux ; du moins en France. Né plus tôt ou plus tard, il aurait eu une tout autre vie. Il aurait peut-être été peintre, vraiment peintre, et je ne m’en serais pas moqué, j’aurais admiré ses goûts délicats.
— Et vous ?
— Oh, moi… à un moment donné, j’ai ressenti le besoin d’en découdre. Peut-être quand nous courions dans les bois avec les Viets au cul. Depuis, je suis en colère. »
Salagnon lui tapota gentiment le bras.
« Elle te rend con, mais tu lui dois la vie, à ta colère.
— C’est pourquoi je ne la soigne pas. »
Nous pêchâmes. Nous descendions très lentement la Saône, le soir tombait. L’émeute vint. Il y eut des sirènes, des incendies s’allumèrent qui se reflétaient sur l’eau immobile. Mariani nous laissait dériver sans moteur, nous allions au fil du courant très lent, je descendais la rivière rougeoyante en compagnie de deux papis pêcheurs. Nous entendions le coup étouffé des départs de grenades, et le craquement plus net de leur impact.
« Ce bruit, Mariani, tu te souviens ? Le pouf ! du coup de départ, on baissait la tête, on tenait notre casque et on attendait que ça tombe.
— Tu vois, cela a fini par venir. Je ne suis pas mécontent d’avoir raison. Cela m’apaise. L’émeute vient.
— Cela n’ira nulle part. Quelques voitures brûlées, rien d’autre, un problème d’assureurs.
— Tu sais ce qui serait bien ? C’est que l’on chavire et que l’on se noie cette nuit. Comme ça, nous pourrions disparaître sans nous être disputés. Sans que l’un d’entre nous ait raison et l’autre tort. Ce serait mieux. C’est une bonne nuit pour nous réconcilier à jamais.
— Ne déconne pas, Mariani. Il y a le petit avec nous.
— Il sait sûrement nager.
— On ne lui a pas raconté tout ça pour qu’il disparaisse avec nous.
— Déposons-le. »
J’avais rendez-vous avec elle, de toute façon. Ils me laissèrent sur le quai, le Zodiac repartit à petite vitesse, s’éloigna sur le flot rouge, disparut derrière un pont. Elle habitait sur la Saône, les fenêtres de sa chambre donnaient sur l’eau. L’horizon rougeoyait.
Je te rejoignis, mon cœur, tu m’attendais. L’eau luisante de la Saône tremblotait dans la nuit, elle se repliait pour passer sous les ponts et ensuite se déployait à nouveau, miroir noir ; son courant si puissant et si lent l’emportait vers le sud. Depuis que je te connais, mon cœur, je suis le cours de cette eau, et sur sa peau noire et visqueuse, sur sa peau impénétrable glissaient les lueurs rouges des incendies, glissait le bruit des sirènes, glissaient les lueurs de l’émeute, tout glissait mais sans y pénétrer.
Je me déshabillai pour m’approcher de toi, mais je voulais te peindre. Tu étais étendue sur le lit au ras du sol, les bras croisés derrière la nuque, tes yeux brillants auréolés de duvet de cygne, et tu me regardais venir près de toi. Tu montrais tes formes pleines. Nous n’avions allumé aucune lampe, la lumière de dehors nous suffisait. Je versai l’encre dans un bol, un bol à cet usage encroûté d’encre sèche comme autant de couches de laque, comme autant de peaux, comme autant de mues. Je tiens l’encre à la main quand je peins, car peindre c’est comme boire, et je vois ainsi ce que prend mon pinceau, je vois mon pinceau prendre l’encre dans le bol, la boire, je contrôle ce qu’il boit et je peins. L’encre dans le bol s’évapore, elle s’épaissit, il faut peindre sans traîner. Les premiers traits ont la fluidité d’un souffle humide, un baiser qui s’approche, mais ensuite le poids de l’encre augmente, elle colle davantage, elle englue les poils du pinceau, elle pèse, on le sent dans les doigts et dans le bras et dans l’épaule, les traits se font graves, et enfin, visqueuse comme une huile minérale, épaisse comme un bitume recouvrant le fond du bol, elle donne à la dernière trace un poids effrayant d’eau de puits. Sachant cela, je te peignis avec d’abord une grâce légère puis je gagnai en gravité. Je peignis tes formes pleines, je peignis ton visage à la ligne pure, le geste arrogant de ton nez, la masse arrondie de tes seins posés comme deux dunes en équilibre, je peignis tes mains reposées, tes jambes étendues, ton nombril comme un point d’eau sur la courbe de ton ventre. Les reflets de la Saône tremblotaient au plafond, sur les murs, brillaient dans tes yeux qui me regardaient te peindre ; les reflets rouges de l’émeute qui hurlait dehors tremblaient sur la surface luisante de mon encre, juste sur la surface, sans que rien n’y puisse pénétrer. Mon encre s’épaississait. Je te peignis, toi qui me regardais, avec une encre qui lentement devenait plus grave. Mon pinceau plongeait dans le bol et ne prenait rien des lueurs rouges qui glissaient sur la surface de l’encre, et sur le papier il n’en laissait rien, juste le trait de tes formes magnifiques. J’achevai. J’avais figuré ton incroyable chevelure en ne touchant à rien, j’avais laissé le papier intact. Je rinçai le pinceau, qu’il ne sèche pas, qu’il puisse continuer de servir, encore et encore, que je puisse te peindre toujours.
Je te rejoignis. J’étais nu, j’avais peint ainsi, mon sexe ne me gênait pas ; il reposait sur ma cuisse et je le sentais battre. Et quand je m’allongeai près de toi, il se déroula et gonfla et devint dur. Ce contraste entre tes cheveux gris et blanc, duvet de cygne, et ta bouche vive et ton corps plein, m’émouvait au-delà de toute mesure. J’allai vers toi, je te pris dans mes bras, tu m’accueillis, j’entrai en toi.
Dehors l’émeute continuait. On entendait des cris, des courses éperdues, des chocs, des sirènes et des explosions. Les reflets rouges de la Saône tremblaient au plafond. Le fleuve épais, sans jamais s’arrêter, continuait sa course. Le flot de sang s’écoule. Les comptes s’apurent. Un fleuve obscur rougi par l’incendie traversait tout doucement la ville. Ce flot indifférent et ininterrompu me sauvait. J’aimais que la Saône ressemble au sang. J’étais reconnaissant à Victorien Salagnon de m’avoir appris à le voir et de ne pas le craindre. Je me gonflais tout entier, mon membre également, j’étais plein, et je venais en toi. Enfin, j’étais bien.